CHAPITRE VIII
Olga et ses compagnons constatèrent une chose tout à fait insolite : les Martiens étaient nerveux. Mais ils devaient assez vite retrouver leur sang-froid, et de nouveaux événements allaient se préparer.
Olga fut longue à se remettre de sa visite au Grand Martien.
Ç’avait été pour elle une épreuve épouvantable.
Après l’interrogatoire assez rapide qu’il lui avait fait subir, la monstrueuse créature avait fait un signe, et deux Martiens de l’espèce courante s’étaient saisis de la jeune fille. Ils lui avaient bandé les yeux et l’avaient couchée sur une table métallique.
Elle ne se rendit pas compte, tout d’abord, de ce qu’on lui faisait. Elle sentait avec horreur les longs tentacules qui servent de doigts aux Martiens errer sur son corps. Puis une douleur violente la pénétra. Elle s’y attendait et elle se raidit pour ne pas crier. La douleur persista. Elle était aiguë sans être absolument insupportable, et un peu de même nature, sembla-t-il à Olga, qu’une grosse rage de dents. Elle sentit que si rien de pire ne devait lui arriver, elle pourrait se taire.
Au bout d’un moment elle entendit la voix du Grand Martien.
— Est-il bien vrai, demandait-il, que vous ignoriez la venue des Martiens sur la Terre avant d’avoir été enlevée ?
— C’est vrai, cria-t-elle, laissez-moi.
Elle sentit de nouveau les tentacules errer sur ses jambes, puis la douleur qui la poignait s’accentua. Elle serra les dents et résista. Au bout d’un moment la voix reprit :
— Est-il bien vrai, Olga Kerounine, que vous ne savez absolument rien des moyens de défense dont usent les hommes ?
— Non, fit-elle sauvagement. Je n’en sais rien.
C’est alors que la vraie torture commença. Elle consista en une série de changements de rythme dans la souffrance qui la poignait. Elle ne savait pas quelle en était la cause exacte, mais d’étape en étape et de question en question cette souffrance se faisait plus vive, plus pénétrante, plus atroce. Elle se tordait sur la table où on l’avait liée. Elle avait la sensation que ses membres allaient se rompre, sa tête éclater, mais elle continuait à nier avec une énergie farouche.
Le Grand Martien lui disait : « Parlez, voyons. Parlez, et on vous lâchera ».
Cela dura des heures, mais elle ne parla pas.
Chaque fois qu’elle était sur le point de s’abandonner elle murmurait le nom de Harold. Elle sentait que si elle disait ce qu’elle savait, Harold et l’espèce humaine tout entière en seraient les victimes. Son amour, sa foi en les destins de l’humanité la soulevaient au-dessus de sa souffrance. Et jusqu’au bout elle nia savoir quoi que ce fût.
C’est une créature brisée, haletante, hagarde, que les Martiens emportèrent. Quand elle fut ramenée auprès de ses compagnons de misère, elle n’eut même pas le courage de dire un mot, et elle se laissa tomber sur le plancher métallique pour s’endormir aussitôt.
Pendant plusieurs jours, elle eut la fièvre et des cauchemars affreux. Elle rêvait qu’elle était à nouveau dans l’immense salle aux grands murs nus où le chef suprême des Martiens vivait enraciné comme un arbre. Le général Constable et le professeur Griff se tenaient constamment auprès d’elle et la réconfortaient de leur mieux.
Parfois elle souriait et murmurait :
— Je n’ai pas parlé.
— J’en étais sûr, lui disait Griff. Vous êtes une fille courageuse.
— Vous m’aviez dit, fit-elle, que les tortures étaient moins terribles que vous ne l’aviez craint. Qu’est-ce qu’il vous faut !
— C’est exact, reprit le professeur. Si vous aviez été entre les mains de certains hommes qui auraient voulu vous faire parler, c’eût été bien pire encore. Mais je reconnais que ce n’était déjà pas mal, et on vous a gardée plus longtemps qu’aucun d’entre nous. C’est sans doute à cause du nom que vous portez. Mais même sous de pires tortures, vous vous seriez tue, j’en suis sûr.
Olga se remit peu à peu, et les Martiens l’obligèrent à reprendre ses « leçons » de russe. Elle se livrait à cette besogne avec une horreur croissante. Et les jours passaient sans apporter aucun changement à leur vie monotone et terrible.
Un matin, tandis qu’on les emmenait à leur travail, ils eurent l’impression qu’une animation inaccoutumée régnait dans l’immense cité martienne. Ils virent passer dans le ciel des cohortes serrées de soucoupes volantes. Le général Constable, qui notait toujours tout minutieusement dans sa mémoire, en compta plus de trois cents.
Ils furent épouvantés. Car ils ne doutèrent pas que quelque chose se préparait contre la Terre. Et tout ce jour-là ils furent anxieux. Si encore ils pouvaient savoir comment les choses allaient se passer ! Mais avec ces Martiens impénétrables, il serait évidemment impossible d’apprendre ou même de deviner quoi que ce fût.
Le lendemain, lorsqu’elle se réveilla, Olga vit s’approcher d’elle le professeur Griff. Il se pencha vers elle et murmura :
— J’ai l’impression que nos gardiens sont plutôt nerveux, ce qui est une grande nouveauté, car la nervosité et eux sont deux choses qui ne se ressemblent guère. Pour la première fois depuis que nous sommes ici, j’ai vu sur leurs visages de parchemin quelque chose qui pouvait faire songer à de l’inquiétude. Ils parlent entre eux avec une animation qui ne leur est point coutumière. J’ai essayé de les interroger. Mais ils m’ont rabroué avec brutalité, au lieu de se contenter de ne pas me répondre comme à l’ordinaire. J’ai lieu de penser qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans leurs entreprises.
Olga se leva d’un bond.
— Oh ! Si ça pouvait être vrai ! S’ils avaient essuyé un échec !
Ce jour-là on ne les conduisit pas à leur travail. On oublia même de leur porter à manger. Ils n’en étaient pas moins aussi contents que si on leur avait servi un festin. L’espoir faisait des progrès dans leur cœur. À d’autres signes, les jours suivants, ils comprirent que décidément quelque chose n’allait pas pour les Martiens. Puis la vie reprit son cours habituel. Et ils recommencèrent à attendre.
L’attente fut longue.
*
* *
Harold avait eu raison. Les Martiens allaient changer de tactique.
Peut-être auraient-ils renoncé à attaquer une planète aussi coriace que la Terre. Mais ils comprenaient maintenant que les choses n’en resteraient pas là, que les hommes se préparaient certainement à une riposte dirigée contre Mars, et que le meilleur moyen d’éviter d’être attaqué était de passer de nouveau à l’offensive avec d’autres méthodes. Ils avaient fort bien compris aussi que les hommes avaient tendu un réseau protecteur efficace, mais qui n’était pas imperméable puisque certaines de leurs soucoupes avaient réussi à se glisser entre les écrans. Et comme ils savaient maintenant avec certitude que les hommes étaient en possession de soucoupes volantes martiennes, ils ne doutaient point qu’avant longtemps ils pourraient en construire de semblables – si ce n’était déjà fait.
Six mois pourtant s’écoulèrent sans que rien ne se produisit.
L’espèce humaine avait mis ce temps à profit pour se fortifier et forger de nouvelles armes. Le réseau protecteur avait été complété. Une équipe de dix mille volontaires de tous les pays avait été formée à la navigation individuelle dans l’espace au moyen de petites sphères métalliques, et les abords immédiats de Toptown et de Golgoringrad ressemblaient déjà à ceux des grands immeubles martiens. On y voyait des nuées d’hommes évoluer dans l’air comme des hirondelles. Des milliers de scaphandres avaient été fabriqués, car Harold, déjà, avait établi un plan d’attaque contre Mars. Quant aux soucoupes volantes fabriquées sur terre, tant par les Russes que par les Américains, elles étaient maintenant soixante. Jointes aux quarante vaisseaux martiens qui avaient pu être remis en état, elles formaient maintenant une flotte de cent astronefs. Enfin, les savants avaient fini par déchiffrer les ouvrages et les documents martiens trouvés dans les appareils, ce qui avait permis de percer de nouveaux secrets, et avait apporté notamment de précieux renseignements sur la navigation interplanétaire.
Le secret des armes martiennes avait été lui aussi élucidé, mais on ne l’utilisa point, car les bombes et les obus atomiques étaient beaucoup plus efficaces.
Harold était la cheville ouvrière de toutes ces réalisations. Il continuait à se dépenser sans compter. Et bien qu’il n’eût toujours aucun titre précis, il était à juste raison considéré comme le chef suprême des formations de défense et d’attaque de la planète.
Le 12 novembre, à huit heures du soir à Toptown, commença une aventure analogue à celle qui avait été vécue six mois plus tôt. Les Martiens revenaient. La station dirigée par Orlanoff dans la Lune, et qui s’était considérablement agrandie, signala que deux vagues de vingt-quatre soucoupes avançaient vers la Terre. Mais cette fois la nouvelle fut accueillie avec beaucoup plus de sang-froid. Harold, pour sa part, était convaincu que les Martiens n’allaient pas se jeter aveuglément dans leurs écrans. Sans doute avaient-ils quelque moyen de les neutraliser ou de les tourner. Il gardait bon espoir de pouvoir tenir avec ses propres vaisseaux si les écrans sautaient. Mais la Terre subirait de grosses destructions avant que les envahisseurs fussent chassés.
Tout l’état-major de la planète était réuni dans le bureau de Mac Vendish. On attendait des nouvelles de la « Petite Lune ». Tandis qu’Orlanoff signalait l’approche de nouvelles formations de soucoupes, la « Petite Lune » lança un message. Elle venait de détecter elle aussi une vague d’une soixantaine d’astronefs martiens, mais qui s’étaient immobilisés et semblaient attendre on ne savait quoi.
Pendant les six heures qui suivirent, des informations du même genre parvinrent, soit de la « Petite Lune », soit de la Lune elle-même. De nouvelles formations menaçantes arrivaient, puis elles s’immobilisaient dans le voisinage de la Terre, mais à distance respectueuse. Parfois un groupe se remettait en marche, puis s’immobilisait de nouveau. L’attaque prenait évidemment un tout autre rythme que la fois précédente. Et l’on recommençait à s’énerver.
— Je donnerais cher pour savoir ce qu’ils fabriquent, dit Harold qui marchait de long en large dans le bureau.
Bien entendu, le signal d’alarme, comme la fois précédente, avait été lancé dès la première minute à toute la Terre, et on signalait de tous côtés que les villes étaient déjà évacuées et que tous les dispositifs étaient en place. Mais nulle part on n’avait enregistré une attaque martienne. La « Petite Lune » continuait à lancer des messages disant que les cohortes de soucoupes se déplaçaient, mais avec une grande lenteur et de fréquents arrêts. La Lune signalait l’approche de nouvelles formations.
Harold se demandait s’il ne devait pas partir avec les unités terrestres pour livrer combat aux envahisseurs au-dessus des écrans. Mais il hésitait. Il savait qu’il ferait de gros ravages chez l’adversaire, mais il craignait d’être submergé par le nombre. Et s’il succombait, la Terre serait désarmée. Il sentait au surplus qu’il serait plus à l’aise pour combattre dans l’atmosphère terrestre.
À quatre heures du matin arrivèrent deux nouvelles sensationnelles. La première était alarmante. Un peu partout, des boules de feu descendaient du ciel et causaient des ravages où elles tombaient. La seconde nouvelle était plus étrange. On commençait à découvrir, en divers points du globe – surtout dans les régions où il faisait jour – des cadavres de Martiens. Ceux-ci étaient revêtus de scaphandres généralement brisés, et leur corps était plus ou moins aplatis par la chute terrible qu’ils avaient faite.
Très rapidement on eut des précisions au sujet des boules de feu. Elles n’avaient des effets vraiment destructeurs que dans un rayon qui n’excédait guère vingt mètres. Ces effets persistaient, mais au même endroit. Comme ces boules de feu tombaient surtout dans la campagne – on n’en signalait que très peu dans les villes – elles n’avaient causé jusqu’ici, semblait-il, que des dégâts relativement minimes et qui n’étaient en rien comparables à ceux des soucoupes volantes elles-mêmes quand elles se mettaient en action.
On restait perplexe sur le sens qu’il convenait de donner à ces faits nouveaux. Harold s’était plongé dans une profonde méditation. Il se leva brusquement du fauteuil dans lequel il s’était assis.
— Je crois comprendre ce qui se passe, dit-il.
— Vous avez de la chance, fit John Clark.
— Il se passe ceci : les Martiens envoient délibérément à la mort de petits groupes de volontaires pour tâter nos écrans et sonder en quelque sorte le ciel. Tout patrouilleur qui entre dans un de nos écrans cesse d’être soutenu par la petite sphère qu’il porte à sa ceinture, car elle est instantanément vidée de sa martialite, et c’est aussitôt la chute vertigineuse. Ceux qui l’accompagnent se retirent alors après avoir noté le point où s’est produit l’incident. En multipliant les sondages de ce genre, les Martiens peuvent assez vite déterminer l’emplacement d’un écran. Je suis sûr que toutes leurs soucoupes n’avancent que précédées d’éclaireurs. Nous sommes des idiots de ne pas avoir pensé plus tôt qu’ils pourraient user d’une telle méthode. Ils ne feront pas sauter nos écrans, mais ils sont en train de les repérer, ce qui revient à peu près au même. Quant aux boules de feu, ils doivent fort bien savoir qu’elles n’ont que des effets médiocres. Mais ils les lâchent avec l’espoir de provoquer une diversion et de détourner l’attention de ce qu’ils font réellement.
Ce raisonnement parut impeccable.
À ce moment-là, Stanton, de la « Petite Lune », signala que plusieurs groupes de disques martiens s’étaient remis en mouvement et semblaient progresser plus rapidement Ces groupes se dirigeaient vers le haut de l’hémisphère nord.
— Ils ont dû trouver un passage, fit Harold. Mais ils vont certainement être prudents dans leurs mouvements, car il n’est pas possible qu’ils aient repéré tous nos écrans.
La voix d’Orlanoff se fit entendre :
— Il y a maintenant des soucoupes tout près de la Lune. Elles ont l’air de vouloir m’attaquer. Mais je suis bien tranquille. Mon réseau protecteur me couvre entièrement. Attendez. On me communique quelque chose… Voilà… On me signale qu’on vient de trouver des cadavres de Martiens autour de notre poste. Des éclaireurs isolés, protégés par leur scaphandre ont tenté de s’infiltrer jusqu’à nous. Mais soyez sans inquiétude. Tous ceux qui feront la même tentative subiront le même sort.
Ainsi les Martiens avaient découvert le mécanisme des écrans protecteurs et tentaient d’en faire sauter la clef de voûte.
L’aube commençait à poindre sur les superstructures de Toptown. On continuait à signaler des chutes isolées de Martiens, surtout au Canada et en Europe septentrionale. La pluie de boules de feu avait sensiblement ralenti.
Brusquement arriva du Groenland un message alarmant. Des astronefs avaient été aperçus en assez grand nombre au-dessus de ce territoire. Ils avaient détruit plusieurs avions. Ils volaient à assez basse altitude et à des vitesses assez réduites.
— Ils vont déferler sur l’Amérique, fit Mac Vendish. Il faut se préparer à la secousse.
Harold ne dit rien. Il s’approcha du poste de radio qui était en liaison directe avec Golgoringrad et lança un appel. Un Russe qui ne parlait pas l’anglais lui répondit. Il appela Vera.
— Dites-lui, Vera, de me mettre en communication avec Brodine.
Brodine, depuis un mois, était à la tête de la formation de soucoupes terrestres qui stationnait près de Golgoringrad.
— Hello, Harold, fit-il, je suis heureux d’entendre votre voix.
— Moi aussi, Brodine. Inutile de vous demander si vos équipages sont alertés. Amenez-les ici d’urgence. Je crois que c’est dans nos parages que ça va se passer. Faites attention de ne pas vous cogner dans nos écrans, mais faites vite, car je pense que nous allons les avoir sur le dos avant longtemps.
— Je viens, dit simplement Brodine.
Une demi-heure s’écoula, mais il ne se passa rien d’important. Beaucoup de communications avec le Groenland étaient coupées. On se demandait ce qui se passait là-bas, mais sans trop d’inquiétude, parce que ce territoire était encore quasi désertique. Puis un télégramme arriva de Québec : « Un avion en vol nous transmet ce qui suit : Venons de survoler le Groenland. Avons échappé à grand peine à trois soucoupes qui nous avaient pris en chasse et n’avons dû notre salut qu’à un épais brouillard surgissant sur notre route. Avons aperçu des Martiens qui volaient isolément. Il nous a même semblé en apercevoir de petits groupes posés au sol. Les observations faites au super-radar dont notre appareil est doté, indiquent que de très nombreuses soucoupes volantes sont en train de se concentrer en un point voisin de Malmorj. »
Cette nouvelle troubla Harold.
— Que peuvent-ils bien faire en si grand nombre en un endroit où il n’y a rien à détruire ? Est-ce qu’ils se rassemblent pour se concerter et échanger leurs renseignements sur nos écrans avant de lancer leur assaut ?
Brodine à ce moment-là entra dans le bureau, en tenue de pilote astronautique – une tenue grise et sobre. Il était souriant et calme. Il alla embrasser Harold.
— Me voilà, dit-il. Mes engins sont là-haut. Voyage sans incident. Alors, que fait-on ?
— Nous attendons les Martiens, lui dit Harold.
La « Petite Lune » continuait à signaler un défilé de soucoupes. Orlanoff signalait de son coté que celles qui l’avaient pendant un long moment menacé étaient en train de s’éloigner.
Une demi-heure s’écoula encore sans que rien d’important se produisît.
— Ils sont longs à se manifester, dit Brodine.
Soudain Harold bondit de son siège.
— Nous sommes tous des idiots ! fit-il.
Puis, sans expliquer pourquoi, il se tourna vers John Clark qui tenait un bloc-notes à la main :
— Vite, notez ceci, que vous ferez taper en dix exemplaires destinés aux dix chefs des voltigeurs de l’espace.
Les voltigeurs de l’espace étaient les dix mille hommes cantonnés à Toptown qui savaient voler individuellement au moyen de petites sphères martiennes accrochées à leurs ceintures, et qui avaient subi un entraînement militaire spécial.
Harold regarda sa montre – il était huit heures du matin – et poursuivit :
— « Ordonnez à vos hommes de revêtir immédiatement leurs scaphandres – sauf le casque qu’ils mettront en temps voulu – ainsi que leurs imperméables anti-atomiques et leurs appareils réchauffants. Chacun d’eux emportera sa mitraillette atomique, des vivres pour deux jours, et la réserve d’oxygène numéro un. Les neuf premiers groupes devront être rassemblés sur le champ d’aviation, à huit heures vingt, aux points prévus pour l’alerte A, afin d’être immédiatement embarqués en avions. Ils seront largués en un point du Groenland qui reste encore à déterminer et qui sera transmis par radio, ainsi que de nouvelles consignes, quand ils seront en vol. »
— … quand ils seront en vol, répéta John Clark, qui écrivait à toute allure.
— C’est tout, fit Harold.
John Clark partit en courant, et Harold se tourna vers Eggers, le chef d’état-major – avec qui il n’était pas en très bons termes depuis quelque temps.
— Je pense que vous avez compris, lui dit-il, que je vous demande de mettre à ma disposition d’urgence les avions nécessaires pour emmener ces hommes au Groenland.
— Parfaitement, fit son interlocuteur. Et je vais faire le nécessaire, puisque c’est vous qui commandez. Mais je ne vous cacherai point qu’une telle opération me paraît risquée et que je n’en vois pas bien la portée tactique…
— N’avez-vous donc pas compris, s’écria Harold, que les Martiens sont en train d’établir une base, une tête de pont, au Groenland, qu’ils le font avec des moyens massifs, et qu’il faut aller les détruire immédiatement ?
— Cela me paraît clair comme le jour, fit Mac Vendish, qui avait compris dès le début les intentions de Harold.
Ce dernier s’approcha d’un téléphone et appela le chef du dixième groupe des voltigeurs de l’espace.
— Vous allez recevoir dans un instant un ordre écrit. Pour vous il comporte une variante. Ne dirigez pas vos hommes vers le terrain d’aviation, mais vers la base des soucoupes. C’est dans nos soucoupes que nous vous embarquerons. Je vous fais un honneur, chef.
— J’en suis fier, répondit le chef du dixième groupe.
Harold réfléchit encore un moment, puis il alla poser sa main sur l’épaule de Brodine.
— Allons-y, lui dit-il.
— Allons-y, fit Brodine.
Et il se leva.
Tous ceux qui étaient là se levèrent pour les accompagner jusqu’aux ascenseurs. Chemin faisant, Harold dit à Mac Vendish.
— Au fait, prévenez Orlanoff et Stanton ainsi que toutes les stations K de supprimer dans vingt-cinq minutes tous les écrans, sauf ceux qui protègent directement la « Petite Lune » et nos installations sur la lune. Nous serons beaucoup moins gênés dans nos mouvements, et les Martiens, eux, le seront toujours autant, car ils auront toujours peur de se jeter dans des écrans qui n’existeront plus. Si les choses venaient à mal tourner pour nous, je vous ferais prévenir de les rétablir. Mais tant que nous serons en bagarre avec les Martiens, ils auront assez à faire avec nous sans songer à s’occuper d’autre chose. À bientôt, Mac Vendish.
Sur quoi, accompagné de Brodine, il monta dans le rapide ascenseur qui devait le ramener à l’air libre. Il était huit heures dix.
*
* *
Au-dessus des déserts glacés du Groenland allait se dérouler la bataille la plus formidable, la plus hallucinante, la plus fantastique que la Terre eût jamais vue.
Harold tint à s’assurer par lui-même que l’embarquement dans les avions des voltigeurs qu’il avait formés s’effectuait en bon ordre. Puis, toujours accompagné de Brodine, il se dirigea vers la base des soucoupes volantes. Ce n’est pas sans une légitime fierté qu’il embrassa du regard la masse imposante que formaient, sur un terrain nu, les cent appareils alignés par rang de dix. Les mille voltigeurs qui devaient être emmenés dans ces vaisseaux étaient déjà en train de grimper par les hublots. Harold et Brodine, après avoir encore échangé quelques mots, se séparèrent, le premier pour monter dans la première des soucoupes du premier rang, le second pour aller prendre la tête des unités arrivées de Golgoringrad quelques instants plus tôt.
Ceux qui assistèrent à ce départ ne devaient jamais l’oublier. Ils n’avaient jamais vu un spectacle aussi impressionnant.
Les avions étaient partis cinq minutes plus tôt. Mais les bolides de l’espace ne devaient pas tarder à les rattraper et à les dépasser.
Harold, qui avait laissé le soin de piloter au chef habituel de l’appareil où il avait pris place et à ses adjoints, s’était mis aussitôt au travail. Penché sur une carte du Groenland, il donnait par radio des ordres et des consignes sur la tactique à observer aux vaisseaux de l’espace qui le suivaient, ainsi qu’aux troupes qui étaient dans les avions d’accompagnement. Et il restait en liaison constante avec Toptown d’où on devait lui transmettre les dernières informations recueillies sur la situation en général.
Ils arrivèrent – en un temps très court – jusqu’aux abords du Groenland sans avoir rencontré aucun appareil ennemi, ce qui confirmait l’hypothèse de Harold : les Martiens étaient certainement en train d’établir une base, et y consacraient tous leurs efforts.
Harold donna l’ordre à ses soucoupes de s’immobiliser ; puis il les fit se déployer selon un immense demi-cercle.
Les avions, eux, devaient larguer leurs occupants au-dessous des astronefs et faire aussitôt demi-tour. Cette opération s’effectua sans à-coups. Pareils à des oiseaux, les « voltigeurs de l’espace » quittaient un à un les avions, évoluaient un moment dans l’air plus vite et plus souplement encore que ne l’eussent fait des hirondelles, puis allaient se poser au sol, par groupes de cinquante, et se camouflaient aussitôt sous des draps blancs qui les faisaient se confondre avec le paysage enneigé. Chaque groupe pouvait correspondre par radio avec les soucoupes, et chaque homme restait de la même façon en contact avec son chef direct et ses compagnons. Les voltigeurs emmenés dans les disques volants restèrent dans ceux-ci pour le moment.
Harold appela Brodine, qui vint aussitôt le rejoindre. Ils conférèrent quelques instants. Il s’agissait d’aller reconnaître le terrain et de savoir ce que faisaient exactement les Martiens avant de rien entreprendre. Brodine proposa de se mettre à la tête d’une équipe de dix ou quinze voltigeurs qui s’en iraient en ordre dispersé au-dessus du Groenland. Ils risqueraient moins d’être repérés que des soucoupes.
Cette solution agréa à Harold, et il remercia chaudement son ami de se proposer lui-même pour une mission aussi dangereuse. Dix voltigeurs d’élite furent désignés et vinrent aussitôt prendre place dans le vaisseau de Harold qui, seul, se remit en mouvement. Il s’agissait de s’approcher le plus près possible des Martiens avant de lâcher les voltigeurs dans l’air libre.
La soucoupe volait presque au ras du sol, et avec une relative lenteur. Dehors, il faisait un temps froid et sec. Le ciel était clair. Le pâle soleil des régions arctiques brillait au-dessus de l’horizon. Ils se dirigèrent vers Malmorj, où des concentrations ennemies avaient été signalées, et déjà leurs radars commençaient à leur confirmer que l’information qu’on leur avait donnée était exacte. Des soucoupes martiennes isolées apparaissaient sur les écrans.
— C’est vraiment un endroit idéal pour un débarquement, dit Harold qui depuis un moment contemplait le paysage à travers le hublot.
Ils étaient maintenant à une cinquantaine de kilomètres de Malmorj, une petite agglomération humaine de création récente, et les deux hommes jugèrent qu’il serait imprudent d’aller plus loin. La soucoupe s’immobilisa à vingt mètres du sol. Déjà les dix voltigeurs désignés comme éclaireurs étaient prêts, dans un équipement léger. Harold avait tenu à ce qu’ils ne s’encombrent pas – pas même de leurs postes de radio. Brodine mit le casque de son propre scaphandre, serra les deux mains de Harold et se dirigea vers le hublot qui venait d’être ouvert – un hublot d’accès commode, car ils étaient dans un appareil « terrestre » et les ouvertures avaient été conçues à l’échelle humaine.
Brodine plongea dans le vide, suivi de ceux qu’il commandait. Bientôt ces hommes ne furent plus que des points minuscules dans l’immensité blanche et ne tardèrent pas à disparaître tout à fait. Harold se dit qu’une fois de plus il n’y avait qu’à attendre. Mais l’attente convenait mal à sa nature impatiente et frémissante. Il se pencha sur la carte du Groenland, et il se mit à griffonner des notes sur un carnet, de sa grande écriture désordonnée et un peu fiévreuse. Il précisait dans son propre esprit son plan de bataille. Puis il actionna l’appareil de radio qui le reliait aux chefs de groupes de voltigeurs et leur dicta l’ordre suivant :
« Faites progresser chacune de vos unités par bonds successifs et alternés d’une dizaine de kilomètres chacun. Après chaque bond, chaque unité de cinquante hommes devra se camoufler de nouveau. Progressez ainsi d’une centaine de kilomètres, en convergeant vers Malmorj, immobilisez-vous de nouveau. Vous recevrez en temps voulu soit l’ordre A, soit l’ordre B, dont les textes vous ont été transmis quand vous étiez en avions, et dont il convient que chacun de vos hommes soit bien pénétré, de façon à savoir exactement ce qu’il aura à faire dans l’une ou l’autre de ces éventualités. »
Un quart d’heure s’était déjà écoulé, et il commençait à s’énerver un peu. Il savait qu’il serait certainement plus calme quand la bataille aurait commencé. Au bout d’une demi-heure, il avait les nerfs à fleur de peau, sans toutefois en rien laisser paraître, et il ne quittait pas le hublot par où il regardait le paysage dans la direction où Brodine était parti.
Les « voltigeurs », avec leurs petites sphères individuelles, allaient évidemment beaucoup moins vite que des soucoupes volantes. Ils ne dépassaient guère en moyenne la vitesse des oiseaux les plus rapides, surtout à proximité du sol, mais ils pouvaient atteindre jusqu’à trois cent cinquante kilomètres à l’heure. En dix minutes, ils auraient pu gagner facilement les abords de Malmorj. Dix minutes pour observer, et dix autres pour revenir : ils auraient pu être déjà de retour.
Une heure s’écoula sans que Brodine ni aucun de ses compagnons fussent revenus. Harold se demanda sérieusement s’il ne leur était pas arrivé malheur. Un silence tendu régnait dans l’astronef. Cinq minutes plus tôt, tous les chefs de groupes avaient signalé que le mouvement demandé s’était exécuté sans incident. Harold ordonna alors à ses soucoupes d’avancer elles-mêmes de cinquante kilomètres, en convergeant également vers Malmorj, et de voler le plus près du sol possible.
À peine venait-il de transmettre cet ordre que quelqu’un cria : « Les voilà ! »
Il sursauta, car il crut tout d’abord que c’étaient les Martiens. C’était Brodine et ses compagnons. Tous étaient revenus. Il poussa un soupir de soulagement. Il donna l’accolade à Brodine avant même que celui-ci eût quitté son scaphandre et il lui demanda d’une voix impatiente.
— Alors ?
Brodine souriait.
— Nous rapportons des renseignements très précis. Et notre mission a été presque sans danger. À partir d’une trentaine de kilomètres d’ici, on commence à rencontrer des Martiens qui évoluent individuellement dans le ciel. C’est au fond ce qui a facilité notre tâche. En les voyant, nous avons d’abord hésité un long moment à poursuivre plus avant, de crainte d’être aussitôt décelés. Nous nous sommes posés au sol et nous nous sommes tapis. De temps à autre une soucoupe nous survolait. On en apercevait d’autres, beaucoup plus nombreuses, dans le lointain. Mais tout compte fait, nous ne pouvions pas observer grand chose. Je me suis alors décidé à partir de l’avant tout seul, et j’ai repris mon vol. J’ai constaté que les Martiens que je croisais de loin – il m’est même arrivé d’en croiser d’assez près – ne faisaient aucune attention à moi. J’ai très vite compris pourquoi. D’abord les Martiens sont certainement convaincus que nous ignorons la locomotion individuelle au moyen de leurs petites sphères. Ensuite il est clair qu’à une certaine distance ils peuvent très aisément nous confondre avec des créatures de leur propre espèce, car nos scaphandres ressemblent aux leurs.
« Je suis donc revenu vers mes voltigeurs. Pour plus de sûreté, je n’en ai pris que quatre d’entre eux. Je leur ai donné comme consigne de s’élancer très délibérément dans la direction de Malmorj, sans se soucier des Martiens qu’ils pourraient rencontrer, mais d’éviter évidemment de passer trop près de ceux-ci, et de voler toujours le plus rapidement possible.
« Nous sommes donc partis, et nous nous sommes égaillés dans le ciel. Bientôt un spectacle extraordinaire devait s’offrir à nos yeux. Les Martiens sont effectivement en train d’établir une base, et ce qu’ils ont déjà réalisé est effrayant. Mais on ne saurait s’en étonner quand on sait ce qu’ils ont fait l’an dernier à Golgoringrad en quelques heures avec des moyens infiniment plus modestes. La situation est la suivante : ils ont détruit de fond en comble Malmorj. C’est dans le voisinage de cette petite agglomération humaine qu’ils ont commencé à s’installer. Une centaine d’astronefs sont posés au sol et forment un cercle immense, de deux kilomètres de rayon environ. Dans ce cercle, j’ai eu la stupeur de voir que se dressait déjà une véritable ville fortifiée, avec des superstructures bizarres, et couvrant à peu près toute la surface délimitée par leur appareils. D’autres vaisseaux, formant un cercle plus vaste – environ trois kilomètres de diamètre – sont immobilisés à une soixantaine de mètres au-dessus du sol. Il y en a également une centaine. Plus haut, à cent mètres, trois cents mètres et cinq cents mètres au-dessus du sol, se trouvent d’autres cercles concentriques de soucoupes, de plus en plus larges. Les plus hautes tournent lentement autour de la base. D’autres disques volants, par petits groupes de deux ou trois, font la ronde à mille mètres d’altitude, sur un cercle plus étendu. D’autre part, des soucoupes isolées ont l’air de patrouiller dans un rayon de quinze ou vingt kilomètres autour de Malmorj. Enfin, au-dessus de la base même, nous avons pu noter, échelonnées à diverses altitudes, des formations massives de vaisseaux martiens. C’est un spectacle dantesque. Parfois un des appareils qui est en l’air vient prendre la place d’un de ceux qui se trouvent au sol, et réciproquement. Ils doivent ainsi décharger à tour de rôle le matériel qu’ils ont apporté. Entre la base et les astronefs circulent individuellement des nuées de Martiens. Nous avons réussi à nous faufiler parmi eux sans dommage. Ils doivent avoir en tout huit à neuf cents soucoupes, peut-être plus, et des réserves sont probablement en route. Ce sera un gros morceau à avaler. Mais je crois qu’il faut attaquer.
Harold avait écouté ce récit avec un visage tendu.
— Il faut attaquer immédiatement, dit-il.
Et il se précipita vers les postes de radio. Il se mit d’abord en rapport avec les chefs de ses propres engins. Il leur fit un résumé rapide de la situation, regarda sa montre qui marquait 11 heures 5 et leur donna l’ordre de transformer le demi-cercle sur lequel ils étaient alignés en un cercle complet – opération qui devait être effectuée en cinq minutes. Il fit un rapide calcul mental, les yeux toujours fixés sur sa montre, et ajouta : « À 11 heures 22 exactement, vous passerez à l’attaque. Élevez-vous le plus rapidement possible jusqu’à dix mille mètres, et foncez dans le tas en redescendant. (Il savait que les soucoupes martiennes étaient plus vulnérables attaquées d’en haut). Attaquez au canon atomique, et si vous parvenez à survoler leur base même, lâchez vos bombes H. Gardez en réserve les voltigeurs qui sont dans vos soucoupes. C’est tout. Soyez courageux. »
Aussitôt après, il se mit en communication avec les voltigeurs qui étaient au sol et fit de nouveau pour eux un résumé de la façon dont se présentait les choses. Il ajouta : « Exécution immédiate de l’ordre A. Pour votre avance procédez comme précédemment par bonds successifs. Calculez vos bonds de façon à donner l’assaut à la base martienne à 11 heures 22. C’est tout. Soyez courageux. »
L’ordre A consistait, pour les voltigeurs, à attaquer directement la base martienne en volant à faible altitude.
*
* *
Dix minutes plus tard, des explosions inouïes crevaient le silence, des flammes formidables balayaient l’espace, l’air était fouetté par mille bolides tourbillonnants qui s’affrontaient dans la plus effroyable, la plus monstrueuse des mêlées. Jamais encore la Terre n’avait connu un spectacle aussi infernal.
À l’heure dite, les appareils de Harold avaient foncé, tous en même temps, convergeant vers Malmorj, et leurs canons atomiques avaient craché la mort et la destruction.
Sous l’effet de cette première secousse, les Martiens, surpris, avaient subi des pertes énormes. Quarante de leurs soucoupes s’étaient abattues au sol dans un fracas titanesque. Harold, qui manœuvrait lui-même un canon atomique, en avait abattu trois en un clin d’œil. Il s’abandonnait à l’ivresse de cette lutte prodigieuse. Il pensait à Olga. Il était fier de commencer à la venger.
Mais dans la minute qui suivit, les Martiens se ressaisirent, et usèrent d’une tactique qui devait être prévue dans le cas d’une attaque de ce genre. La portée de leurs armes était beaucoup moindre que celle des armes atomiques de l’homme. Mais ils avaient l’avantage du nombre. Dix soucoupes martiennes se jetaient sur un vaisseau terrestre, l’enveloppaient, tourbillonnaient autour de lui, lâchant de toutes parts des jets de feu meurtrier. Les canons atomiques crachaient, mais ne pouvaient pas cracher partout à la fois. Chaque disque terrestre abattait deux, trois disques adverses, mais il s’en trouvait toujours un qui pouvait l’approcher d’assez près pour lui envoyer une cinglée de feu meurtrier. Et les appareils terrestres, à leur tour, commencèrent à tomber. Harold, dont le vaisseau venait de se dégager non sans peine d’un tourbillon de feu, et qui sentait que sa coque, sans avoir été atteinte de plein fouet par un jet calorifique martien, commençait à chauffer dangereusement, donna l’ordre à ses formations de prendre du champ tout en poursuivant la lutte sur une aire plus vaste. La consigne fut immédiatement exécutée, et les soucoupes terrestres furent un peu moins pressées. Elles recommencèrent à porter des coups terribles à l’adversaire.
Sur ces entrefaites, Harold recevait des messages des chefs de groupes de voltigeurs qui devaient attaquer la base. Il apprit que celle-ci était maintenant entourée d’un réseau de boules de feu suspendues dans l’air qui rendait toute approche impossible. Dans le même moment une nouvelle menace se précisa. Les formations de Harold étaient attaquées, non plus seulement par les vaisseaux adverses, qui semblaient au contraire maintenant plutôt éviter le combat, mais par des nuées de Martiens isolés. Ceux-ci, sacrifiant délibérément leurs vies, se jetaient littéralement sur les vaisseaux terrestres avec leurs boules de feu. Ces boules n’étaient pas assez puissantes pour qu’une seule pût crever une coque et la détruire. Mais la multiplication des coups finissait par produire même effet, et de nouveau des appareils tombèrent. Les autres ne durent leur salut qu’en prenant de la vitesse ou en bondissant brusquement vers le ciel. Il était impossible de détruire avec les canons atomiques ces nuées de Martiens, et la situation devenait critique.
Harold se mit aussitôt en communication avec les groupes de voltigeurs immobilisés au-dessous d’eux. « Exécutez l’ordre B », leur ordonna-t-il.
L’ordre B consistait pour les voltigeurs à attaquer les Martiens qui volaient individuellement, et à se porter au secours des astronefs terrestres. Harold donna aussi l’ordre aux voltigeurs du 10e groupe qui étaient restés jusque-là dans les vaisseaux, de se jeter individuellement dans la bataille.
Ceux qui étaient dans sa propre soucoupe semblaient hésiter à plonger dans une pareille fournaise. Brodine mit le casque de son scaphandre, saisit une mitraillette atomique, se tourna vers eux et leur cria :
— Si vous êtes vraiment des hommes, suivez-moi.
Il ouvrit un hublot et se jeta dans le vide.
Alors une nouvelle phase de la bataille commença. Tandis que le duel des disques volants se livrait de plus en plus haut, et sur une aire de plus en plus grande – dont le rayon finit par atteindre une centaine de kilomètres – un combat d’une autre sorte commençait à se dérouler au-dessous. C’était en quelque sorte un combat d’infanterie, un combat prodigieux entre deux infanteries de l’espace qui s’affrontaient à coups de jet de flammes et de mitraillettes atomiques.
Les voltigeurs qui étaient restés jusque-là près du sol, obéissant à l’ordre reçu, s’étaient précipités vers le ciel pour rejoindre et appuyer ceux de leurs camarades qui venaient de sauter des soucoupes. Il apparut très vite que dans cette lutte les hommes avaient nettement la supériorité. Les mitraillettes atomiques faisaient des ravages. Par centaines, les Martiens étaient déchiquetés par les terribles balles atomiques.
Cependant, la bataille des astronefs se poursuivait elle aussi avec des hauts et des bas. Harold, qui manœuvrait avec une audace folle, détruisit lui-même, en quelques instants, six autres vaisseaux martiens. Mais déjà les chefs de voltigeurs lui signalaient leur victoire.
— Maintenant que nous sommes débarrassés de cette vermine qui nous harcelait, s’écria-t-il, et que nous avons obligé les Martiens à élargir le champ de bataille, nous aurons les coudées plus franches.
Il constata, comme il se trouvait au nord de Malmorj, que les Martiens semblaient gênés dans leurs mouvements. De toute évidence ils craignaient de se jeter dans l’écran qui se dressait effectivement dans ces parages lorsqu’ils étaient arrivés sur Terre. Harold lança des ordres pour que ses soucoupes s’efforcent d’amener la bataille de ce côté-là. Les Martiens gardaient toujours une grosse supériorité numérique, mais maintenant, quand tombait un disque volant terrestre, dix ou douze des leurs étaient abattus. Les grosses formations martiennes qui longtemps s’étaient tenues au-dessus de la base pour la protéger, et qui jusque-là y avaient effectivement réussi, commençaient peu à peu à se disloquer.
Aucun vaisseau terrestre n’avait encore pu jeter une bombe H sur cette base. Harold jugea le moment venu de tenter sa chance.
Il donna l’ordre à toutes ses soucoupes, et à tous les voltigeurs dont la victoire était maintenant assurée, de s’écarter momentanément de la base martienne. Puis, après avoir encore abattu un vaisseau martien qui fonçait audacieusement sur lui, il s’élança comme un bolide.
Il se glissa entre deux groupes d’appareils ennemis dont les flammes léchèrent sa propre coque, et en un clin d’œil il se trouva au-dessus de ce qu’il prit tout d’abord pour une immense fournaise. Mais il comprit que les Martiens avaient établi un véritable rideau de feu au-dessus de leur base pour repousser les voltigeurs terrestres. Il largua sa bombe H, la plus puissante qui eût jamais été fabriquée à Toptown. Comme si elles avaient deviné ce qu’il venait faire, vingt soucoupes martiennes convergèrent vers lui. Mais au même instant une lueur aveuglante, fantastique, envahit l’espace. Harold avait plongé vers le ciel, dans un tourbillon de brouillard. Pendant un instant il fut commotionné et crut qu’il allait défaillir. Mais il se raidit et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il vit que le pilote habituel de l’astronef – un grand diable roux qui lui ressemblait un peu – avait un visage tendu et blême, mais lui souriait.
— C’est fait, monsieur, dit le pilote.
Ce fut le commencement de la fin. La bataille se poursuivit encore pendant une demi-heure. Mais les vaisseaux martiens étaient de plus en plus clairsemés et ne réagissaient ni avec la même énergie, ni d’une façon aussi méthodique. Beaucoup d’entre eux fuyaient vers le ciel, après quoi ils revenaient néanmoins à la charge.
C’est par Toptown que Harold apprit, vers midi, que les Martiens battaient en retraite. Orlanoff et Stanton avaient signalé un mouvement de reflux. En fait, les soucoupes martiennes se raréfiaient de plus en plus sur le champ de bataille, et les hommes devaient les poursuivre de plus en plus haut. Ils les poursuivirent jusqu’aux abords mêmes de la « Petite Lune » et en abattirent encore quelques dizaines.
Enfin Harold donna l’ordre de renoncer à cette poursuite, parce que ses hommes étaient exténués. Il était, lui, triomphant. Il serra les mains de tous les membres de son propre équipage et il dit :
— J’ai soif !
Les voltigeurs s’étaient regroupés à cent kilomètres au sud de Malmorj. Les disques volants terrestres vinrent les rejoindre, à l’exception de cinq ou six d’entre eux qui continuèrent à patrouiller autour du lieu de la bataille. On put faire le bilan des pertes. Il était effroyable. Il ne restait au total que trente-neuf soucoupes sur les cent qu’il y avait eu au départ. Et les voltigeurs avaient perdu eux aussi les deux tiers de leurs effectifs.
On amena dans la soucoupe de Harold, sur une civière, Brodine qui avait eu un pied horriblement brûlé. De l’avis de tous ses compagnons, il s’était battu avec un courage extraordinaire. Il était pâle et serrait les dents, mais il eut la force de sourire.
— Nous sommes sauvés, dit-il.
— Vous y êtes pour beaucoup, lui dit Harold.
— Olga serait contente, reprit Brodine, si elle pouvait savoir ce qui vient de se passer.
Il venait d’exprimer la pensée même de Harold, qui ajouta :
— Oui. Et j’espère que nous ferons mieux encore un jour.